Bleu vif, bleu nuit, bleu émilie




Il masquait mon champ de vision. Dès que j’ouvrais les persiennes, il me barrait l’horizon. Comment peindre dans ces conditions ? Je ne me posais jamais la question. Gouaches, crayons, papier, je ne manquais de rien. J’avais le silence et la solitude sans lesquels je serais devenu fou. Je dessinais à peine habillé au pied de mon lit médicalisé. Nul besoin de modèle, d’atmosphère. La toile se couvrait de figures géométriques aux couleurs du bonheur.

Il m’aveuglait, m’obsédait, m’absorbait. Chaque matin, je vérifiais. Que les pierres n’avaient pas bougé de leur alignement, se superposant, s’imbriquant, parallélogrammes irréguliers, hexaèdres complexes, ellipses inabouties. Que les graffiti n’avaient pas été souillés, les majuscules bousculées dans leur suite logique, le signe de la virgule déplacé.  Sinon l’angoisse me terrassait. Seuls, les chiffres de ma vie consacrée aux mathématiques étaient un cadeau et leurs mises en équation un combat.  Hélas, ils m’avaient épuisé et c’est pourquoi, vaincu, j’habitais ce vieil hôpital en haut de la colline. Un peu avant midi, entre deux manies, je pouvais cesser de compter, le mur me libérait, je tournais très vite la tête. Et alors…

Bleu ! Bleu le friselis des vagues, le ciel d’été, le reflet des collines, bleus mes souvenirs d’avant la guerre de tourterelles roucoulant dans les lavandes dans un froissement d’ailes, bleu le cimetière et ses colonnes endommagées autour desquelles s’enroulait un lierre, bleus la lumière du dernier été baignant les volets clos et le bassin ombragé de platanes de la vieille propriété. Bleu vif, ardent, insolent. Bleu ardoise, bleu canard, bleu vert, bleu nuit… Je devenais bleu, heureux, oublieux des erreurs commises. Il aurait suffi d’enjamber le parapet et de se laisser aller, glisser, couler, et nager jusqu’à l’île. Comme autrefois. Avec Emilie.

Stop ! Les lignes, en croix, en cercle, brisées, parallèles…. C’était le signe. Je devais fermer les persiennes et reprendre mes pinceaux. Il me fallait des murs, des certitudes, des horloges bien réglées. Ce qui se dissimulait dans le bleu me blessait. 

Je ne voulais pas changer de chambre.


Cet article participe au rendez-vous mensuel « Mots éparpillés » de Margarida Llabres et Florence Gindre, projet inspiré par « Mots sauvages » de Cécile Benoist. 


Commentaires

  1. La fenêtre donne... sur l'extérieur...du créateur,

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    1. Fidèle à ce blog et attentive! Merci. Souhaitons une bonne année à la création.

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  2. La vie en bleu est belle aussi.
    Ton texte donne envie de peindre !

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